Carte blanche ? Une liberté artistique sous contraintes dans les commandes publiques de street art
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par Anton Olive-Alvarez

Le street art s’institutionnalise. Depuis dix ans, les pouvoirs publics, notamment locaux, investissent de manière croissante dans son financement et sa promotion : festivals, parcours et murs à programmation fleurissent partout en France avec la bénédiction des municipalités. Différents travaux de recherche – comme par exemple ceux de Julie Vaslin- ont documenté cette transformation du regard sur le street art dans les institutions publiques, et le renversement du paradigme de gestion qui l’accompagne : passant de la répression à la valorisation.

La question des effets de cette prise en charge publique sur la production esthétique du street art demeure cependant peu explorée. En sociologie, le financement public d’une pratique artistique est volontiers associé à l’autonomie esthétique. Dans de nombreux domaines, l’État joue en effet un rôle protecteur vis-à-vis des logiques marchandes, et permet l’émergence ou le maintien d’une création (relativement) libre, en assurant aux artistes des revenus qui ne dépendent pas entièrement du succès commercial de leur travail.

Pour ce qui est du street art, toutefois, le rôle de ce financement public est moins clair. Les dispositifs de commandes municipales sont en effet souvent porteurs de cahiers des charges explicites ou non, qui tracent les frontières des sujets représentables et des manières légitimes d’opérer cette représentation. Peut dès lors exister, dans le monde du street art, une tendance à considérer ces projets publics — largement regroupés sous le terme de « commandes publiques » — avec une certaine distance (voire un certain mépris). Portés par des décideurs parfois peu connaisseurs du street art, et souvent avec des objectifs affichés de promotion urbaine, ayant tendance à réduire l’intervention artistique à un outil de marketing territorial, ils peuvent être considérés comme des dispositifs standardisés où l’on attend des artistes qu’ils et elles exécutent une recette picturale et sortent le moins possible des sentiers battus.
En passant de l’autre côté du miroir et en s’intéressant aux conditions de production de ces projets, on se rend cependant compte que la pression à la standardisation est souvent autant ressentie par les porteurs de projets publics que par les artistes.

Esthétique et marketing territorial

Dans le cadre d’une recherche doctorale portant sur l’institutionnalisation du street art, je me suis intéressé au projet Boulevard Paris 13, célèbre parcours du 13e arrondissement parisien, que je considérais comme l’exemple le plus caractéristique de ce street art institutionnel à l’esthétique standardisée. En interrogeant certains responsables de ce parcours à la mairie d’arrondissement, je m’aperçois toutefois que le projet repose sur un dispositif de carte blanche. Les artistes, proposés par la galerie Itinérance, partenaire du projet, ne se voient en effet confier aucun cahier des charges direct. Cette carte blanche interroge, car elle est un graal artistique qui n’existe normalement que dans les dispositifs les plus ouverts à l’innovation esthétique.
Comment peut-il ainsi exister conjointement une liberté totale accordée aux artistes, et un haut degré effectif de standardisation de leurs productions finales ?

Lors d’un entretien avec Dominique, membre des services culturels de la mairie d’arrondissement, la discussion aborde ce point à partir de l’exemple d’une des fresques du parcours :

« La sélection des artistes, en général, c’est à la discrétion de la galerie, qui décide de donner cette possibilité-là à un artiste qui a ensuite carte blanche pour réaliser une œuvre. Bon, parfois il y a des polémiques… Y a cette Madone qui avait autour du cou une ribambelle de petites têtes de mort [rires], ce dont on ne se rend pas forcément compte du premier coup, mais du coup ceux qui regardaient ça de près, notamment ceux qui habitent dans le coin, qui voient tous les jours cette fresque… c’est vrai que ça suscite parfois des réactions de leur part. Moi, je reçois des courriers de riverains qui disent : “Mais quand même, c’est assez terrifiant d’avoir sous les yeux une tête de mort toute la journée…”
— Donc c’est vous qui êtes le service après-vente, ensuite ?
— Ben c’est ça qui est génial [rires], c’est que franchement, c’est pas à Itinérance qu’on écrit. Parce qu’après, effectivement, les gens se disent que c’est à la mairie de leur répondre. Mais comme moi, je suis pas du tout décisionnaire sur ce sujet, je défends le choix de la liberté de création, etc. Bon, après y a rien de dramatique, mais c’est vrai que c’est intéressant de voir que les gens réagissent quand même négativement dans certains cas… Et le maire, quand il est saisi, a plutôt tendance à dire : c’est la liberté de création, voilà… »

Deux éléments me paraissent ressortir de cet échange. Tout d’abord, il permet de rendre compte de l’intensité des contraintes que les projets de cette nature cumulent. Lorsqu’on regarde la fresque d’Inti, il est difficile même en plissant les yeux, de distinguer les fameuses têtes de mort ayant suscité l’opprobre d’une partie des habitant·es. Elles ont pourtant débouché sur les réactions évoquées par Dominique. Ce que cet exemple montre ainsi, c’est la manière dont les projets municipaux de street art sont traversés par des tensions qui découlent de leurs modalités mêmes de structuration. Le terme qui illustre bien ces tensions est celui de « riverains ». Considérer les récepteurs d’un projet artistique comme des riverains (plutôt que comme des publics, par exemple) témoigne en effet du cadrage du projet : cette catégorie englobante, très dépolitisée, caractérise les individus par leur fréquentation commune du lieu, et non par leur rapport aux fresques. Se traduit ainsi le discours sous-jacent à la production du projet, marqué par la volonté de revaloriser l’image du quartier et de faire émerger l’arrondissement comme une destination touristique.
Dans ce cadre, le rôle des fresques est avant tout celui d’une modification de l’ambiance visuelle des lieux, et la réussite ou non de cet objectif se mesure à la satisfaction générale exprimée par les personnes qui le fréquentent — satisfaction qui s’exprime non pas par des considérations esthétiques sur la nature des fresques réalisées, mais sur le plus ou moins grand agrément associé à la vision de tel ou tel sujet représenté. Il ne s’agit évidemment pas ici de critiquer les goûts et les envies des habitant·es du 13e arrondissement, qui ont le droit le plus absolu de ne pas apprécier le fait de voir des têtes de mort sur le mur de leur immeuble, quand bien même ces têtes de mort représenteraient une infime partie de la taille de la fresque. Il s’agit plutôt de souligner que les œuvres d’art étant par essence les supports d’une irréductible pluralité d’appréciations, l’évaluation du succès d’un projet à l’aune de l’absence de réactions négatives qu’il suscite conduit nécessairement à une réduction drastique des possibilités artistiques, et à une conformation avec ce qui existe déjà. Au-delà de l’imposition d’une volonté de standardisation formelle par les porteurs du projet, c’est ainsi dans la construction même de ce dernier que réside une poussée à la recherche du consensus.

Carte blanche sous conditions

Le mécanisme de carte blanche est, dans ce cadre, assez paradoxal, et les entretiens avec les artistes montrent que, même s’il existe formellement, il n’empêche pas une conformation esthétique à ce que l’on sait être attendu (et surtout à ce que l’on sait être non désiré).
Pour autant, si l’on suit la lecture de l’échange, on voit qu’en l’occurrence, malgré les critiques exercées par les « riverains », aucune intervention n’a été réalisée sur la fresque, et que les têtes de mort sont toujours présentes. Dominique souligne ainsi comment la logique de liberté de création a ici prévalu.
Si cette polémique a malgré tout pu avoir des effets ultérieurs comme opérateur d’une plus grande autodiscipline collective, il n’empêche que la conception du projet comme d’une réalisation au service du cadre de vie du quartier s’est ici heurtée à celle des fresques comme œuvres d’art.
Le profil social et professionnel des membres des services culturels de la mairie a d’ailleurs toutes les chances de les disposer à cette valorisation de l’autonomie artistique. Porteurs d’une expérience d’administration publique de la culture qui dépasse le cadre du street art, et souvent titulaires de formations en médiation culturelle, ils et elles sont vraisemblablement effectivement convaincu·es de l’importance de la liberté créatrice dans la production de la culture.
Un autre extrait de l’entretien avec Dominique permet de nous en convaincre. C’est cette fois-ci une autre fresque qui est évoquée, celle-ci ayant été effacée en une journée sous la pression du commissariat.

« On n’a pas de grandes fresques révolutionnaires, politiques, dans l’arrondissement. Après, c’est pas la période, tout ça… Mais c’est vrai que c’est cette dimension que j’aime mieux dans le street art tel que j’ai pu le voir dans d’autres villes du monde. Une fois, il y avait eu une fresque qui avait été réalisée par une association d’arrondissement, à la Poterne des Peupliers. Ils avaient fait une fresque où l’on voyait — alors ça devait être au moment des Gilets jaunes — un CRS qui tenait un flingue, je pense, et qui pointait son arme vers des manifestants. Et… donc il y a eu des protestations très véhémentes du commissariat, et la mairie a exigé que ce soit très rapidement recouvert. Et bon, honnêtement, moi j’avais vu le truc… je pense qu’on aurait pu laisser cette fresque [rires]… »

Dans ce second cas, la défense de la liberté artistique n’est pas suffisante pour garantir la pérennité de la fresque. Il est intéressant de noter que ce n’est pas le commissariat lui-même qui a fait effacer la fresque (il n’en dispose pas du pouvoir), mais bien la mairie qui l’a fait sous la pression suscitée par l’institution policière. On retrouve finalement à l’œuvre les deux logiques aperçues dans l’exemple précédent : logique artistique contre logique de cadre de vie, perception des spectateurs comme des publics ou comme des riverains.
Ce qui ressort, c’est que l’on n’assiste pas à l’imposition de la logique de cadre de vie par les porteurs du projet contre les artistes, qui seraient porteurs de la logique esthétique, mais plutôt qu’à l’intérieur même des projets portés par les pouvoirs publics, s’expriment et se confrontent ces deux logiques. Cette tension conduit souvent à ce que des personnes convaincues à titre individuel du bien-fondé esthétique d’une fresque puissent en décider la modification voire l’effacement, du fait des contraintes pesant sur elles.

Liberté artistique en tension

Pour conclure, il me semble important de formuler une réflexion sur les raisons qui conduisent à la prégnance de cette tension entre deux logiques dans le cas spécifique du street art. On pourrait en effet assez naturellement considérer que la prise en compte des spectateurs comme des riverains découle mécaniquement du type d’œuvres que produit le street art, par définition exposées en extérieur, aux yeux de tous, y compris de personnes ne souhaitant pas nécessairement les voir.

Cette lecture est, selon moi, partielle. Bien sûr, il est plus facile de promouvoir la liberté artistique d’œuvres qui ne sont consommées que par des personnes ayant délibérément choisi de le faire. Mais on notera tout d’abord que ce type d’œuvres n’est pas exempt de polémiques similaires à celles que nous avons exposées ici : que ce soit des films, des livres ou des pièces de théâtre, la question des limites du montrable continue à se poser et n’est jamais entièrement franchissable.

Ensuite, et surtout, d’autres expressions culturelles dans l’espace public disposent d’une liberté créatrice beaucoup plus importante. Pensons, par exemple, aux arts de rue qui, dans certaines manifestations comme le festival d’arts de rue d’Aurillac, disposent d’une autonomie extrêmement large dans le type de création, les sujets abordés, la manière de les représenter… et ce, avec la bénédiction et l’appui financier des pouvoirs publics.
La leçon ici est, selon moi, que la présence d’habitants et les éventuelles réactions négatives de ces derniers ne sont des limites qu’en fonction du type de rôle qu’on assigne aux fresques de street art.
De ce point de vue, ce qui crée le plus ou moins grand degré d’uniformisation de la commande est la plus ou moins grande capacité des institutions publiques à imposer le primat de la logique esthétique sur d’autres formes d’évaluation des œuvres (touristique, marchande, policière…).

Il paraît dès lors qu’il n’y a pas de sujets « naturellement » irreprésentables ou infinançables par les pouvoirs publics, mais seulement des modalités de prise en charge politique de l’art qui parviennent plus ou moins à affirmer le primat de l’évaluation proprement esthétique de ce dernier.