par Aurélien Harmignies
Points de contact : coulures. 2025. Lille (FR). Photographie : Aurélien Harmignies. Graffiti : Stade.
L’aérosol fêtera l’année prochaine son centenaire et cette invention de l’ingénieur chimiste Erik Rotheim est aujourd’hui un objet anodin du quotidien, du garage à la cuisine, de la salle de bains à l’usine, hommes et femmes pulvérisent, tout, tout le temps.
Mais une déclinaison de cet outil garde une aura mystérieuse, sulfureuse : la bombe de peinture.
La naissance d’une industrie
En 1949, Ed Seymour, industriel du secteur, se fait souffler une idée par sa femme, et remplit un aérosol de peinture aluminium : la remise en peinture des radiateurs s’en trouve grandement facilitée. Ce qu’il n’a probablement pas prévu, c’est que cette décision va entraîner deux évènements majeurs d’un point de vue culturel et social : une prise de parole dans l’espace public et une révolution dans l’esthétique artistique.
L’industrie met une dizaine d’années à proposer un aérosol fiable, les archives publicitaires montrent un vrai boom au tout début des années 1960. L’aérosol connaît un essor lié aux nouveaux modes de consommation, à l’émergence du Do it yourself : il faut personnaliser, mettre aux dernières modes, aux dernières couleurs. C’est un succès commercial ! Mobilier de jardin, vélos, volets, voitures, tout est « ripoliné » ou plutôt « krylonisé » — pour recouvert à la peinture aérol de la marque Krylon, à l’instar de la fameuse marque de peinture Ripolin dont on trouvait des peintures murales publicitaires le long des routes nationales françaises à partir des années 1930.
Mais l’autre phénomène, qui ne figurait probablement pas dans les études marketing des marques qui se lancent dans ce produit, c’est l’accaparement immédiat par les luttes sociales de cette bombe. Elle va leur permettre de gagner un temps énorme et une discrétion très utile. Là où l’utilisation du pot de peinture et d’un gros pinceau par les syndicats et activistes était fastidieux, risqué et salissant, ce condensé de peinture pressurisée offre une rapidité d’action et une visibilité inégalable, doublées d’un repli invisible.
L’exposition « Aérosol. Une histoire du graffiti en France. 1960–1985 » accrochée au Musée des Beaux-arts de Rennes durant l’été 2024, et qui est actuellement visible au Musée des Beaux-arts de Nancy (jusqu’au 31 août), retrace parfaitement la diversité des luttes et de ces nombreuses prises de parole au cours des années 1960 et 1970. Un livre éponyme retraçant cette histoire va d’ailleurs être édité fin 2025.
L’autre versant de cette révolution qui a largement pris le pas dans la forme comme sur le fond, sur l’utilisation politique de cet outil (stricto-sensu, le graffiti étant d’abord un geste politique), c’est le bouleversement esthétique des villes, et du champ artistique traditionnel qu’a engendré l’aérosol.
Les origines américaines
Le name writing apparaît simultanément à Los Angeles, via les gangs et leur guerre de territoire, à New York, dans une forme plus individuelle et sans limites géographiques, et sur le même principe à Philadelphie, au cours des années 1960 pour connaître une explosion à partir de 1968. Il conserve dans ses premières années les codes classiques de la typographie revendicative : lisibilité et répétition.
C’est à New York que ce mouvement du writing va devenir exponentiel, créer une nouvelle discipline, avec ses écoles, son vocabulaire formel et ses maîtres, puis se diffuser mondialement.
Le premier point à souligner, et souvent oublié, est l’âge des pratiquant·es. La culture du writing dans les années 1960 est une culture du « ghetto », d’adolescent·es voire d’enfants, sans bagage ni formation artistique. L’empirisme est total, et tout est à créer.
Simple signature, le single hit est d’abord tracé au marqueur permanent, puis à la bombe avec un trait tremblotant. L’évolution se fait par le rajout de fioritures : contours des lettres d’une autre couleur, étoiles, flèches, guillemets, il faut redoubler de créativité pour être visible, car la compétition au sein de la métropole fait rage, et s’extraire de la masse devenue rapidement indigeste des signatures, demande innovations et prises de risques.
La maîtrise de cet outil, le can control est la faculté numéro un qui sépare les kings des toys dans la hiérarchie des pratiquant·es. Le contrôle de l’aérosol, qui s’acquiert principalement par la pratique, réside dans l’absence de coulées de peinture et la précision des traits et dessins. Le nombre de couleurs et leur harmonie, ainsi que la taille grandissante des œuvres deviendront rapidement un facteur de différenciation au fur et à mesure de la propagation du savoir-faire. Si aujourd’hui le niveau de l’époque paraît bien « faible » comparativement aux réalisations actuelles, c’est pourtant vers cet état premier qu’une partie du mouvement lorgne pour retrouver de l’authenticité.
La très grande rapidité d’action de l’aérosol et la possibilité d’avoir dans un simple sac un grand nombre de teintes, sont aux antipodes du travail à la peinture à l’huile en atelier ou du ravalement de façade, fastidieux, requérant tous deux une préparation des supports et couleurs, ainsi qu’un nettoyage systématique des outils. Cela influe évidemment sur le geste, naturellement éruptif, sauvage, et sur le résultat de l’œuvre, dont le support est pour la première fois dans l’histoire de l’art primo mobile ! Le métro new-yorkais avec son travelling au foisonnement multicolore offre une esthétique inédite, celle d’un art en mouvement, qui vient au spectateur et le cueille au réveil sans s’annoncer.
Cependant, cette utilisation de l’outil aérosol est assez basique, on pourrait, en risquant cependant d’être anachronique, dire qu’elle bride les possibilités offertes. Il va falloir plusieurs années avant de voir un·e writer utiliser la bombe pour ce qu’elle offre de différent d’un point de vue plastique, s’opposer à ses contemporains et défricher des territoires inconnus.
Vitesse et perdition. 2025. Lille (FR). Photographie : Aurélien Harmignies. Graffiti : Falso.
Une esthétique inédite
L’aérosol est le premier outil d’écriture sans contact avec le support. Cette absence entraîne certes une grande fluidité du geste, mais aussi un rapport physique au support très différent. Les appuis au sol, l’amplitude des gestes, l’effort musculaire digital et corporel sont autant de caractéristiques inédites dans l’histoire de cette pratique.
Une des principales sources d’inspiration des premières générations de writers réside dans les strips publiés dans les journaux quotidiens comme la série Peanuts (Snoopy ou Charlie Brown en français) et autres comics issus des franchises Marvel ou DC Comics, etc. Les lettrages sont eux basiques, parfois inspirés des pochettes de disques, de la publicité, mais la plupart des premiers writers se contentent de recopier des typographies existantes ou des lettrages de bandes dessinées, notamment leurs titres et les onomatopées.
Comme tous les mouvements de peinture, la chronologie précise de cette pratique est partiellement établie, mais l’intérêt culturel et universitaire croissant, couplé aux découvertes de fonds photographiques, à la récolte des témoignages et au travail de recoupement des informations par des passionnés, contribuent encore à préciser les dates, les jalons, les héritages. Le travail scientifique commence en réalité à peine.
Car si de nombreux style masters ont émergé des principaux boroughs de New-York, et que leur influence est connue via l’oralité et les publications spécialisées depuis quarante ans, l’écriture de cette culture se poursuit, afin d’affiner ses légendes.
Celui qui se saisit véritablement de l’outil pour ses caractéristiques propres se nomme Futura 2000. Le pseudonyme colle à ce qu’il va proposer, notamment avec un wagon qu’il peint en 1980, qui suffit à l’installer dans l’histoire : le Break Train. Mélangeant un grand nombre de couleurs dans un brouillard géant, ce whole car (un wagon complet) propose un pur choc sensible. L’absence de lettres laisse les puristes bouche-bée et moqueurs, quelques éléments de vocabulaire comme les flèches ou le tag le raccrochent aux wagons, mais c’est un pavé dans une mare, déjà trop statique malgré la jeunesse du mouvement.
Un des innovateurs ayant précédé Futura 2000, Phase2, avait montré cette possibilité de chemins de traverse. Ce touche-à-tout, théoricien, avait complexifié ses lettrages jusqu’à les rendre illisibles et inventer le terme wild style. Ce « style sauvage » représente parfaitement la motivation première du graffiti : transposer sur les métros et les murs toute l’énergie de la jeunesse du Bronx, d’Harlem et des quartiers pauvres de New York pour qui le rêve américain n’est qu’une fable.
Si des bribes de ce qui se passait à New York sortaient de la ville grâce à des reportages confidentiels et des expositions de niches, c’est en 1984, avec la sortie du livre Subway Art et la diffusion du film Style Wars sorti l’année précédente aux États-Unis, que la propagation de cette culture dans la société occidentale, chapitre de la déferlante hip-hop, va entraîner une contagion immédiate. Toute une jeunesse qui ne se retrouve pas dans les schémas proposés par la société capitaliste et la scène culturelle s’empare de cette nouvelle forme d’expression et se met à bomber. La ville ne sera plus jamais la même.
Le cap, cette buse qui se trouve sur le haut de l’aérosol, est un élément-clé qui détermine la singularité de la technique. Inventé pour diffuser de la manière la plus harmonieuse possible le liquide contenu, il faut l’adapter à la viscosité ou à l’usage de certaines formules. Ainsi, les writers, à la recherche d’une aide providentielle pour faire plus grand, plus vite, sont être amené·es à chercher des solutions ailleurs que ce que l’industrie de la peinture leur offre. Car il faut aussi rappeler que le matériel des writers est volé pendant les trente premières années de cette culture, avant que n’émerge des marques spécialisées qui viennent satisfaire la demande.
L’enquête est toujours en cours pour savoir qui le premier eût l’idée de transférer le cap d’une bombe de mousse nettoyante pour four sur une bombe de peinture, permettant au trait de quadrupler de volume, et ainsi de remplir le wagon plus vite. Les recherches de Patrice Poch et Nicolas Legz pour l’exposition « Aérosol » ont mis à jour une photographie de 1969, particulièrement intéressante, d’Horace, un membre des Black Panthers français, et qui montre un « Révolution Culturelle à Harlem » au trait d’une épaisseur inconnue jusqu’à alors, même au sein du très important corpus photographique américain. On peut donc supposer que celui qui a bombé cette phrase avait changé le cap de son aérosol de peinture, par hasard ou peut-être précisément pour ce pouvoir.
The art of graffiti writing
Quand le graffiti devient un art au cours des années 1980, c’est le pouvoir inverse qui sera recherché, celui offrant précision et possibilité du détail. La vitesse de sortie de la peinture hors de l’aérosol est incomparable avec les techniques de peinture ou d’écriture traditionnelles. Une fois le doigt appuyé sur le cap, le doute n’est plus permis et il faut agir vite (voir Nug, The concept is fuck you, yes you, 2011). Les aérosols de l’époque n’étant pas destinés aux artistes, mais à une mise en peinture efficace d’une chaise de jardin ou d’un coffre à jouets, les volutes et autres ornementations détaillées, le can control, autrement dit l’acquisition de la maîtrise de la bombe passe par une pratique sans relâche, les conseils des masters et la connaissance des caps, ainsi que des différentes marques, toutes avec leurs gammes de couleurs spécifiques, leurs temps de séchage, pouvoir couvrant, etc. Retourner sa bombe pour flirter avec l’obstruction de la tige est la technique alors la plus répandue, mais elle est contraignante, fatigante et biaise le ratio peinture-gaz, provoquant ainsi un gâchis de peinture non négligeable.
Il s’agit de dompter l’outil et de le pousser dans ses retranchements. Mode2, immédiat roi de la bombe, opte pour le cap d’une bombe de teinture pour chaussures — une découverte attribuée à son partenaire Colt. Le cap qui change réellement la donne est celui des bombes de laque pour cheveux L’Oréal, le skinny originel, au débit lent et fin qui accorde à son détenteur la possibilité de dessiner les détails les plus infimes. Les versants illégaux — rues et trains — et légaux — commandes publiques et expositions — se multiplient au cours de cette décennie et l’esthétique aérosol inonde toutes les villes d’Europe.
Les vingt premières années du graffiti en Europe voient un grand nombre de chapelles s’ériger et une multitude de style cohabiter. Les caractéristiques originelles du graffiti américain sont invisibilisées, faisant perdre peu à peu du (le ?) côté brut et l’impact esthétique et visuel de l’outil. Ce qui est réalisé par les writers européens tend à se rapprocher de la bande dessinée, de la publicité, du travail des peintres en lettres, puis du graphisme. Tous ces styles s’auto-alimentent dans une redite indigeste, constante, stagnante, régressive sans être récréative.
L’arrivée sur le marché d’une bombe spécifiquement destinée aux writers, en 1994, la Montana Hardcore, change la donne. Réunissant toutes les caractéristiques recherchées par ces derniers, elle commence à réouvrir le champ des possibles. Une vraie industrie du graffiti se met en place, sur les bases du réseau underground existant déjà. Les bombes et les caps, les marqueurs et les encres deviennent disponibles en continu et à des prix accessibles.
Le graffiti explose à nouveau au tournant de l’an 2000, celui rêvé par Futura, tant en termes de nombre de pratiquant·es que d’écoles, en quantité et en qualité.
Dans cette ère pré-Internet, où les circuits de diffusion de la culture sont bien établis, mais restent underground, des individualités ou crews (équipes) cherchent, testent, et se retrouvent souvent en opposition formelle, jusqu’à en venir aux mains, avec les autres pratiquant·es dans les années 1990 et 2000. Le graffiti étant une culture viriliste, compétitive, trop s’éloigner du sérail est une prise de risque à tous les niveaux.
Il faut attendre les années 2010 pour que les possibilités offertes par l’aérosol, à savoir brouillard de pulvérisation, coulures, transparence des bombes de moindre qualité, trait chancelant, soient plus amplement « déhontifiés », et mises à l’honneur grâce à quelques sentinelles, citées plus haut, et à de nouveaux venus intrépides tels que le crew PAL à Paris. Des ponts sont établis entre Berlin, qui dispose d’une scène avant-gardiste importante, menée par Clint 176, le crew Diamonds, de Daniel Tagno et bien d’autres, et Paris notamment via la comète Saeio.
La globalisation de la pratique joue aussi dans ce débridage avec le développement des réseaux sociaux et des voyages low cost. Alors que l’on pensait le graffiti mourant, il revit à travers la conquête de nouveaux territoires et le développement de nouvelles pratiques, comme la peinture en rappel, amenant de nouveaux codes et identités visuelles.
Vitesse et perdition. 2025. Lille (FR). Photographie : Aurélien Harmignies. Graffiti : Falso.
Une esthétique vandale : le tag
L’historiographie et l’iconographie du graffiti repose principalement sur le « graff » en tant que pièce, mais il est une pratique qui a peut-être bien plus transformée l’esthétique des villes, de manière brutale et vandale, c’est le tag. Loin de récolter les lauriers du monde de l’art, le tag a pourtant toujours été la porte d’entrée dans ce monde du writing — le sens du mot désignant plus l’inscription de la signature que la composition colorée, comme un décorum. Si les flancs du métro de New York — les fameux panels — étaient la partie émergée de l’iceberg, les insides étaient tout aussi impressionnants avec leur propre esthétique ou plutôt une esthétique très dirty. L’opacité des encres utilisées, la superposition des couches, l’omniprésence des signatures dans les moindres recoins du wagon, le tout entraînant une illisibilité totale et un sentiment d’oppression visuelle.
Les marqueurs du commerce étant bien souvent trop petits pour cette discipline dans la discipline, le système D était roi, et les déodorants auxquels étaient adjointes des mousses découpées dans des éponges de tableau noir faisaient partie de l’attirail indispensable du inside bombing. La scène française contribue d’ailleurs à cette esthétique spécifique grâce à un produit assez anodin, l’applicateur à cirage. Privilégié pour sa grosse mousse ronde, celui-ci, bientôt renommé Baranne du nom du leader du marché, reste une spécificité des métros de la RATP pendant une dizaine d’années, avant de se diffuser plus largement via les échanges humains et matériels des premiers réseaux, aux côtés des encres et teintures pour cuir de chaque pays.
Ouvertures et récupération
La fin de l’hégémonie du hip-hop sur le monde du graffiti a beaucoup aidé aux prises de liberté. Le web avec ses innombrables forums ou blogs a encouragé les rencontres entre pratiquant·es avec des goûts musicaux variés, issu·es de classes sociales différentes, des centres et des périphéries, de pays différents, des parcours de vie ou d’études multiples. Il serait illusoire de vouloir aborder dans ce court article les centaines d’esthétiques développées depuis les débuts du graffiti, néanmoins les quelques exemples cités au fil de ces lignes peuvent être complétés pour les plus curieux·ses.
La pratique de l’aérosol a été profondément réoxygénée par l’apport de la rayure dans les années 1990, puis du rouleau dans les années 2000 en tant qu’outil principal ou secondaire, avec l’usage de la perche. L’extincteur, des pulvérisateurs de jardin, des craies de marquage — outil historique des hobos — et par l’acide fluorhydrique sont venus compléter l’attirail ces vingt dernières années. Des personnalités incontournables comme le parisien Azyle et l’allemand Chintz — ou plus récemment l’espagnol Raul Siete ou encore Juzeppe Qebab — ont utilisé tout ce que l’industrie chimique propose comme médiums pour écrire ou peindre et amener le graffiti ailleurs. D’autres en France comme L’Outsider, Camille Gendron, Eliote ou Hams exploitent l’expressivité abstraite de l’aérosol. Tandis que de nouveaux « bricoleurs » expérimentent des nouvelles formes de caps, pression et diffusion, pour décupler les possibilités : de la culture DIY de l’aiguille plantée dans la buse dans les années 1980 à la distribution internationale récente du 81cap, ce renouveau promet assurément l’émergence de surprenantes esthétiques dans un futur proche.

